Hans Jost le jeune et la confrérie des bergers de Basse-Alsace

(ca1690-1748)

C’est vers 2003 que le généalogiste Marc Mathern m’a communiqué un fichier généalogique m’informant de l’existence de Hans, père du berger Laurent Jost qui s’était établi à Donnenheim vers 1757 et de là donna naissance à la ligne de notre famille bien connue à Bilwisheim. C’était dans les registres de Minversheim que la présence de Hans Jost était fort bien documentée puisque Hans Jost y est largement présent de 1734 à sa mort en 1748 et que c’est dans cette localité qu’il y a marié ses deux fils Laurent et Michel. Après avoir soigneusement analysé tous les indices présents dans les registres de Minversheim, j’ai passé les mois suivants à éplucher les registres des villages environnants pour tenter de déceler la trace de ce nouveau patriarche de notre famille avant 1734. Cette recherche m’a effectivement permis de trouver la trace de son passage dans le village voisin de Huttendorf en 1726 mais au-delà, aucune trace. Les villages de la région de la Zorn ne semblaient pas avoir gardé de trace de la famille avant 1726. Il faut dire que beaucoup de ces communes avaient perdu leurs registres paroissiaux à la révolution et au fil des années je perdais donc espoir de remonter plus avant dans l’histoire de notre famille.

 

C’est finalement à l’été 2010 que j’arrivai enfin à percer le secret des origines de Hans Jost grâce à la mise en ligne des registres paroissiaux par les archives du Bas-Rhin. Dépouillant un peu par hasard les registres de Haguenau je tombais grâce à l’index presque immédiatement sur plusieurs actes de naissance qui me permettaient de renouer le fil de cette lignée familiale et de remonter plus avant l’histoire des ses membres.

 

 

Hans Jost à Haguenau

 

C’est donc à Haguenau, dans les registres de la paroisse Saint-Nicolas que l’on trouve trois actes de naissance d’enfants de Hans Jost et Maria Bür datant de 1716, 1717 et 1718. Ces actes sont assez important pour notre histoire pour en faire la retranscription complète :

 

« Hodie 21 Martii 1716 A Me Infra Scripto baptismata fuit Infans Maria Barbara, eujus Parentes Joannes Jost Pastor ovium apud D[ominum] Nobilem D’ Niedheimer In villa D. Nobilis D. de Warstat habitans et Maria Baürin sunt Legitimi conjugues. Patrinius fuit Franciscus Josephus Meister Martini Meister p.M. Pellionis et Civis hujatis legitimg relictus filius. Matrina fuit Maria Humlerin Petri Humler fabri ferrari olim in batzendorf legitima filia. »

Le parrain signe d’une croix, la marraine d’un signe qui ressemble à ses initiales.

 

« En ce jour 21 mars 1716 je soussigné ai baptisé l’enfant Maria Barbara, dont les parents sont Hans Jost gardien de bétail auprès du Noble Maitre de Niedheimer et demeurant dans la ferme du noble Maitre de Warstatt et Maria Baür sa femme. Le parrain fut François Joseph Meister le fils légitime de Martin Meister pelletier et citoyen en ce lieu. La marraine fut Maria Humler fille légitime de Pierre Humler forgeron à Batzendorf. »

 

 

 

« Hodie 10 Aprilis 1717 A Me Infira scripto baptismata fuit Maria Magdalena, cujus Parentes sunt Joannes Jost Pastor ovium D. Niedheimer Stettmeisters alhia et Maria Baurin legitimi conjuges. Patrinus fuit Pronobilis D. Armandus Carolus de Warstatt Lieutenant dans le Regiment de Toulouse. Matrina Pronobilis Domina Johanna Magdalena Niedheimerin Pronobilis D. Niedheimer legitima uxor. »

Signatures : Armandus Carolus de Vorstat. Johanna Magdalena Niedheimer. Anselmus Parochus.

 

« En ce jour 10 avril 1717 je soussigné ai baptisé Maria Madeleine dont les parents sont Hans Jost gardien de bétail du Maitre Niedheimer Stettmeister en ce lieu et Maria Baur sa femme légitime. Le parrain fut le noble Maitre Armand Charles d Warstatt Lieutenant dans le regiment de Toulouse. La marraine fut la noble Maitresse Johanna Madeleine Niedheimer, femme légitime du noble sire Neidheimer. »

 

 

« Hodie 25 sept. 1718 a me infra Scripto baptismatus est infans Joannes Michael cuius Parentes sunt Joannes Jost pastor ovium in villa Dni Kettlers Maria Baürin legitimi conjuges. Patrini fuere Henericus Has civis in Kaltenhausen et pudica virgo Maria Esther Meisterin honesti Martini Meisters civis pellionis huiatis legitima relicta filia »

Signatures : Heinrich Has. Marraine signe d’une croix.

Franciscus Xaverius Schwartz vicarius.

 

« En ce jour 25 septembre 1718 je soussigné ai baptisé l’enfant Jean-Michel dont les parents sont Hans Jost gardien de bétail à la ferme de Maitre Kettler et Maria Baur sa femme légitime. Les parrains et marraine furent Henri Has demeurant à Kaltenhausen et la jeune fille Maria Esther Meister la fille de l’honnête citoyen de ce lieu le pelletier Martin Meister. »

 

Ces actes font apparaitre très clairement le contexte dans lequel Hans Jost arriva à Haguenau vers 1715-1716 : il venait travailler pour les grands bourgeois de Haguenau qu’étaient les famille Niedheimer, de Warstatt et Kettler. Nous reviendrons sur ces lient mais l’immédiat il revient de traiter de l’ascendance de Hans Jost.

 

Origine de Hans Jost

 

Jusqu’à présent il n’a pas été possible de retrouver l’acte de mariage ou de naissance de Hans Jost. Pour déterminer s’il est bien le fils de Hans Jost le vieux il revient de rassembler les indices dont nous disposons :

 

1-      Le même prénom et le même métier. Il semble en effet assez logique de rapprocher Hans Jost (le jeune) berger, de Hans Jost (le vieux) berger mais ce n’est pas suffisant pour établir la parenté.

2-      Les dates concordent parfaitement. Le Mariage avait lieu en général vers 25 ans avec naissance des enfants autour de 30 ans. Cela donne une date approximative de naissance pour Hans le jeune vers 1690. Or, Hans le vieux se marie en 1686.

3-      Concordance géographique : Hans le vieux est signalé entre Zorn et Haguenau et notamment à Batzendorf et Kaltenhouse. Or, Hans le jeune choisit des parrains/marraine dans ces deux lieux ce qui prouve qu’il y avait des attaches. D’ailleurs M. Guy Loll m’a fait l’amitié de me signaler que le parrain de Jean-Michel, Henri Has de Kaltenhouse, était aussi le parrain de Joseph, le fils de Marie-Catherine Jost, elle-même fille attestée de Hans le vieux.[1]

4-      L’indice le plus fort est de toute évidence la relation forte de Hans le jeune avec la famille Meister, tout comme Hans le vieux.

5-      A la mort de Hans le vieux, sa veuve et sa fille Eva déménageront (vers 1715) à Schweighouse. Sa fille Catherine y est aussi installée avec son mari en 1717. On peut se demander pourquoi. Hans le jeune, on l’a vu, travaillait auprès des familles Niedheimer et de Vorstadt qui étaient alliées. Or, il se trouve que la famille Niedheimer possédait des terres et la moitié d’un moulin à Schweighouse et juste à côté, la seigneurie d'Ohlungen avec son château fut vendue en 1707 aux de Vorstadt. Peut-être que Hans le jeune travailla un temps dans ces parages ; à la mort de son père, il aura alors fait venir sa mère et sa soeur. D’ailleurs en 1729 un certain Hans Jost meurt à Uhlwiller dont dépend Ohlungen. Serait-ce le fils de Hans le jeune ?[2]

 

 

L’ensemble des indices assemblés bout à bout suggère clairement que Hans le jeune est bien le fils de Hans le vieux. Né vers 1690, il aura suivi ses parents durant leurs pérégrinations entre Hochfelden et Haguenau jusqu’à son mariage, après quoi il dut s’installer à son compte reprenant le métier familial de berger.

 

 

Mariage à Batzendorf ?

 

Hans le jeune et Maria Bür se sont probablement mariés juste avant d’arriver à Haguenau c'est-à-dire vers 1715 ou peu avant. On peut se demander d’où venait son épouse. Il se trouve que le nom Bür (version alsacienne de l’allemand Bauer) est assez peu fréquent dans les archives (contrairement à Bauer). Une recherche sommaire dans les annuaires indique qu’aujourd’hui le noyau principal des Bür est localisé autour de Batzendorf. Cette hypothèse semble confirmée par la présence de quelques Bür du XVIIIe siècle à Hochstett, Wahlenheim et Batzendorf. Or la famille Jost est justement signalée à Batzendorf en 1711, soit quelques années avant la date présumée du mariage. On peut donc penser que Maria était originaire des environs de Batzendorf et que c’est là qu’elle épousa Hans le jeune. Comme les registres paroissiaux de cette zone ont disparu on ne peut vérifier cette hypothèse. Toutefois en 1716, lors de la naissance de Maria Barbara qui fut peut-être leur premier enfant, la marraine choisie, Maria Humler était la fille d’un forgeron de Batzendorf. L’hypothèse est donc crédible. Il est aussi possible que Maria Bür descende de la famille Bauer de Hochfelden, liée au XVIIe siècle à Michel Jost le jeune. Cette famille était originaire de Mommenheim. Or aussi bien à Mommenheim qu’à Hochfelden, on constate que le patronyme de cette famille se transforme quelquefois en Bür ou Baür au début du XVIIIe siècle.

 

 

Contexte politique local à la mort de Louis XIV

 

Avec la fin des guerres incessantes en Alsace marquée par la mort de Louis XIV, le pouvoir français va enfin pouvoir s’ancrer profondément dans cette province occupée pourtant dès 1634. Le pouvoir dans la province est dorénavant personnalisé par l’intendant. C’est à travers lui que « le roi est présent dans la province. » De la même manière à Haguenau, capitale de l’ancienne décapole, le pouvoir est personnalisé par le préteur royal qui représente « le roi présent dans la ville. » Ce dernier forme avec les anciens Stettmeisters et conseillers le magistrat, c'est-à-dire un gouvernement dans la ville. Si en apparences Stettmeisters et conseillers gardent donc un semblant de pouvoir, c’est bien le préteur royal qui a le dernier mot dans toutes les affaires communales, civiles et criminelle. Il met de fait son veto à toute décision qui lui semble contraire aux intérêts du roi.

 

Ainsi, après la mort de Louis XIV, la politique française en Alsace est marquée par le désir des autorités de reconstruire entièrement la province et d’implanter durablement la présence française consacrée et confirmée par le traité de Ryswick de 1697. Dès 1715, le pouvoir va donc s’appliquer à mettre en œuvre en Alsace une série de réformes laissée en suspens pendant la guerre. L’une des plus emblématiques concerne les nouveaux règlements forestiers de 1696 et 1698 supprimant les droits séculaires des bourgeois sur la forêt. Or  cette initiative rencontra immédiatement l’hostilité de la population de Haguenau. Poussés par un aubergiste virulent appelé Bettmesser, des bourgeois mécontents se révoltent dès l’automne 1715 et revendiquent avec virulence la jouissance du bois de construction et du bois mort. Le magistrat rétorque en faisant emprisonner quelques meneurs mais le 21 novembre il se trouve confronté à une assignation devant le conseil souverain d’Alsace à Colmar par une centaine de bourgeois de Haguenau. Le magistrat est accusé d’arrestation de bourgeois et de menace de faire venir deux régiments de cavalerie pour les loger chez l’habitant. Le conseil souverain prend les plaignants sous sa protection et en informe le conseil de Haguenau. Fin décembre, le Magistrat affirme que les séditieux ont tout fait pour soulever toute la ville et ont également essayé d’entrainer les gens de Schirrhein et de Kaltenhouse qui dépendaient de Haguenau. On les accuse aussi de se rendre dans la forêt pour couper les arbres selon leur bon plaisir. Finalement le 27 février 1716 le conseil souverain donne raison au Magistrat.

 

On crut alors l’affaire entendue mais Bettmesser ne s’avoua pas vaincu et continua à exciter la population. Le mouvement prit de l’ampleur. Un document de du 27 mai 1716 porte 215 signatures de bourgeois sur un total de 324 en 1717 soit presque les deux tiers des bourgeois.  C’est donc bien la majeure partie de la population qui demande une amélioration de la mauvaise règlementation forestière. L’intendant d’Angervilliers prendra alors la défense de la population à travers un mémoire rédigé à l’été ou à l’automne 1716 : « les habitants dd Haguenau ont été très maltraités par l’arrêt de 1696. » On leur défend « d’entrer dans la forêt » alors qu’elle est remplie « d’une quantité extraordinaire de bois mort qu’on laisse pourrir ». L’intendant propose de « permettre aux habitants de prendre des bois morts pour leur chauffage. » Au même moment la crise devient aussi politique. Les bourgeois séditieux se plaignent en effet également de ce que le magistrat est devenu nettement oligarchique. Depuis 1688, il n’y a plus d’élection et au sein du conseil de 10 membres, les places vides se remplissent dorénavant par cooptation. Les bourgeois voudraient revenir à l’ancien système avec un conseil de 24 membres, triennalité des charges et élection à la pluralité des voix des habitants. Le magistrat se défend en juillet 1716 en arguant de la difficulté de trouver du personnel compétent parlant français dans la province du fait de la diminution de la population (3000 chefs de famille jadis contre 400 aujourd’hui). Les quatre Stettmeister étaient alors Etienne Perraud, également maître des eaux et forêts et instigateur de l’ordonnance sur l’interdiction de l’usage du bois de forêt, Dominque Roberdeau capitaine des portes et aide-major de la ville, Théodore de Vorstadt originaire du Brandebourg, et Antoine Niedheimer de Wasenbourg un gentilhomme du pays. On note également que parmi les prédécesseurs du siège de de Vorstadt il y avait Jean Christophe Niedheimer (de 1691 à 1693) et surtout Jean-Francois Huguin (de 1694 à 1699) dont la famille avait une bergerie à Kaltenhouse.

 



plan de Haguenau

Plan de Haguenau en 1694




            C’est dans ce contexte sulfureux que Hans Jost arrive à Haguenau à la fin 1715 ou au début 1716 et va se mettre au service des puissantes familles alliées que sont les Niedheimer et les de Vorstadt. Venait-il d’une des fermes campagnardes de ces grands bourgeois par exemple à Schweighouse ou Ohlungen ou venait-il directement d’un village indépendant comme Batzendorf ? Je penche pour la première solution. On a vu dans le chapitre précédent que dans la région de Kaltenhouse notamment, les habitants étaient en conflit de longue date avec les grands propriétaires comme les Niedheimer. Ce conflit semble toujours vivace en 1716. On a vu aussi que les bergers de par la connaissance des fameux parcours, étaient bien souvent des médiateurs dans les querelles entre les grands propriétaires et les villageois. On peut donc penser que la famille Jost était au service des grands domaines dès le temps de Hans Jost le vieux et que ses contact lui a permis de trouver une place à Haguenau. Quand à la raison de ce déplacement il peut être du à une offre d’emploi ou à la dureté de l’hiver 1715-1716. En effet cet hiver fut particulièrement long, rude et très neigeux du 20/12/1715 au 31/01/1716 et du début mars à la mi-avril. A Paris, le thermomètre marquait -20°C le 22/01/1716. En Savoie et en Alsace la neige avait 20 pieds d’épaisseur.[3] Le fait qu’à Haguenau on empêchait à présent la population d’utiliser le bois de la forêt pour ses chauffer ne faisait qu’aggraver la situation.

           

A Haguenau, la famille Jost allait bientôt atteindre une nouvelle fortune. En effet jusque là, la famille n’avait jamais pu vraiment approcher les grands bourgeois eux-mêmes, du mois les actes n’en gardent pas trace. Cette situation change brusquement en mars 1716 puisqu’il est dit expressément lors du baptême de sa fille que Hans Jost est « gardien de bétail auprès du Noble Maitre de Niedheimer et demeurant dans la ferme du noble Maitre de Warstatt. » Il habite donc chez un des Stettmeisters et travaille pour l’autre. Or il se trouve justement que vers cette époque les Neidheimer cèdent aux Vorstadt une maison près du Graben, c'est-à-dire à la limite de la ville. Serait-ce donc dans cette ferme que Hans Jost et sa famille habitaient en 1716 ?

 

A cette date pourtant, le parrain de la petite fille Jost n’est encore que le fils du pelletier Meister déjà une connaissance du père de Hans. Quand à la marraine c’est la fille du forgeron de Batzendorf. Durant les mois suivants, alors que la tension dans la ville est à son comble, l’importance du petit berger du Stettmeister semble encore grandir puisque lors du baptême de Marie Madeleine Jost le 10 avril 1717 c’est le fils d’un des stettmeister en personne à savoir « le noble Maitre Armand Charles de Warstatt Lieutenant dans le regiment de Toulouse » qui est le parrain alors que la marraine est la femme de l’autre stettmeister « la noble Maitresse Johanna Madeleine Niedheimer, femme légitime du noble sire Neidheimer » chez lequel Hans Jost travaille toujours. En 350 ans d’histoire de la famille, jamais un enfant Jost n’avait eu un parrain et une marraine si prestigieux. Que valut à Hans ce privilège ? On peut penser que ce fut le résultat d’une loyauté certaine durant cette période trouble. En effet, les Stettmeisters étant en conflit avec la population et les villageois des environs ce ne devait pas être facile de mener leurs troupeaux au pâturage. Il aura probablement fallut à Hans Jost tout son savoir faire et son talent diplomatique pour éviter les ennuis et ses maîtres durent lui en être gré.

 

            L’aide d’un berger compétent devait être alors particulièrement précieuse car cette année 1717 s’annonçait bien mal pour les familles qui tenaient le pouvoir. En effet le 25 janvier, 1717 deux des Stettmeister (Perreaud et Roberdeau) sont forcés de démissionner après 12 et 17 ans à ce poste du fait de conflits d’intérêt entre leur rôle de Stettmeister et leurs autres charges. L’intendant parle alors de les remplacer par une élection qui devrait avoir lieu en mai 1717. C’est le moment le plus critique pour l’oligarchie de Haguenau qui peut alors se sentir vraiment menacée. C’est aussi à cette époque qu’eut lieu le baptême de Marie Madeleine Jost.

 

            Mais les grandes familles de Haguenau surent se reprendre et actionner leurs réseaux. Ainsi le 23 août 1717, est publiée curieusement une ordonnance diamétralement opposée aux plans annoncés. Les postes de Stettmeister deviennent héréditaires. Cette décision est confirmée par le remaniement de janvier 1718 où l’intendant confirme que : « le nombre des habitants de la ville de Haguenau est si considérablement diminué qu’on a peine de trouver des sujets capables de remplir dignement toutes les charges vacantes dans le magistrat. » Pour cette raison le gouvernement décide que dorénavant le magistrat de Haguenau « ne sera composé que d’un prêteur, 3 stettmeister, 6 conseillers. » Le 4e stettmeister est supprimé. Wimpfen est nommé comme 3e stettmeister, Niedheimer et de Vorstadt conservant leur poste. La démocratie dans la décapole à définitivement vécue. L’affaire du bois par contre sera arbitrée par l’intendant en faveur de la population à travers l’ordonnance du 6 novembre 1717 qui donnera en grande partie satisfaction aux désirs des habitants qui pourront ramasser dans la forêt du bois de construction et du bois de chauffage. L’année 1718 fut donc celle de l’apaisement malgré une dernière tentative d’insoumission de Bettmesser en décembre. Cette crise mit en lumière le nouveau rôle joué par les autorités françaises et la déchéance des derniers vestiges de la démocratie ancienne.

 

Pour Hans Jost, la pacification de la ville coincide avec la perte de son influence au sein des familles des Stettmeister. En effet lorsque naquit Jean-Michel Jost en septembre 1718, la famille n’habitait plus chez les Vorstadt et ne travaillait plus pour les Niedheimer. Hans était à présent « gardien de bétail à la ferme de Maitre Kettler ». Les parrain et marraine étaient de nouveau une fille de la famille Meister ainsi qu’un habitant de Kaltenhouse. La famille ne resta pas longtemps chez les Kettler et probablement dès 1719, elle quitta la ville pour aller de nouveau s’installer à la campagne.

 

 

Passage à Huttendorf

 

Quelque soit la cause de la brièveté du passage des Jost à Haguenau, la reconstruction de la région était maintenant en bonne voie et les villages entre la Zorn et Haguenau reprenaient le chemin de la prospérité. La population augmentait rapidement et les communautés rurales avaient dorénavant à nouveau un cheptel conséquent ce qui augmentait les perspectives professionnelles pour notre famille. S’il est quasiment certain que la famille quitta Haguenau vers 1719[4], sa destination est incertaine. En effet elle apparait à Huttendorf en 1726 mais comme les registres de naissance de ce village pour la période 1717-1743 ont disparu il est impossible de savoir si la famille arriva à Huttendorf plus tôt. Quand à la cause de ce départ, il est peut être le résultat de la grave crise de 1719-1720 même si l’urbanisation de Haguenau du fait de l’augmentation de population résultat inévitablement en la disparition progressive des étables et bergeries au cœur même de la ville d’où l’exil forcé à plus ou moins long terme des métiers liés à l’agriculture et à l’élevage.

 

Cette crise était la première depuis la mort de Louis XIV car les premières années de la régence du duc d’Orléans avaient été clémentes. Le prix du sac de blé oscillait alors aux environs de 40ß et la livre de pain se vendait 6δ. L’année 1719 commença par un printemps sec et chaud suivi d’une sécheresse durant l’été. Le soleil omniprésent finit par brûler le blé dans les champs où la terre se mit à s'effriter en poussière que le vent dispersait.[5] Il n’en faudrait pas plus pour faire grimper les prix. Le sac de blé passa à 46ß puis augmenta encore pendant l’hiver pour atteindre 111ß en 1720, record absolu depuis 1639 ! Nul doute que la forte augmentation de population en ce début de siècle favorisa la pénurie. Durant cette période la livre de pain passa à 8 puis à presque 18δ soit la moitié d’un salaire journalier d’un ouvrier agricole.[6] Cette situation critique fut encore aggravée par une série d’épidémies dans diverses régions du royaume : la variole (petite vérole) ravagea Paris et fit 14 000 victimes. Une épidémie de dysenterie durant la canicule de l’été faucha 450 000 personnes à travers toute la France, surtout des bébés. Enfin une épidémie de peste se déclara en Provence qui ferait en deux ans 40 000 morts à Marseille et 80 000 morts dans l'arrière-pays provençal.

 



prix du pain a strasbourg

"Prix du blé et du pain à Strasbourg" Hanauer, A., Etudes économiques sur l' Alsace, ancienne et moderne (Strasbourg, 1878).




En 1720, une année tempérée permit une chute des prix après les recoltes. Le pain revint sous les 10δ la livre et se négocia entre 1721 et 1723 entre 8 et 9δ et cela malgré deux années très pluvieuses (le sac de froment était alors en dessous de 50ß). Les fortes pluies de 1721 provoquèrent des inondations et celles de 1722 créèrent des effondrements de collines dans les Vosges d’où résultèrent des zones importantes de  déforestation. Durant ces années de répit où les récoltes furent tout de même satisfaisantes la famille Jost s’agrandit de plusieurs enfants supplémentaires. Ainsi les registres ont gardé la trace de sept ou huit enfants (dans l’ordre présumé de naissance) : Maria, Maria Barbara (1716), Maria Magdalena (1717), Jean Michel (1718), Laurent, Catharina, Anna, Jacob.[7]

 

Ce répit perdurera toute la décennie. Le prix du sac de blé continuerait à osciller sous les 50ß le résal et la livre de pain était descendue sous les 8δ. Le climat par contre connaitrait quelques aléas. Les crues du mois de janvier 1724 provoquèrent de nouveau des inondations mais heureusement l’été fut de nouveau sec et chaud. En 1725 par contre l’été fut gâté par des pluies continuelles qui firent pourrir les récoltes et une disette s’installa dans certaines régions de la moitié nord du pays mais l’Alsace fut épargnée. L’hiver suivant fut froid et neigeux. En 1726 la récolte fut heureusement abondante ce qui résorba la famine dans les régions françaises touchées mais cette année-là le roi décréta un impôt extraordinaire, « le 50e » qui devait être payé sur les récoltes de fruits, de foin, de bois, etc… Cela n’arrangeait évidemment pas les affaires des familles pauvres. Cet été la famille Jost eut le malheur de perdre deux enfants alors qu’elle était installée à Huttendorf. Le 20 juillet 1726, décéda leur fille Anna. Le curé qualifia la défunte de puella (jeune fille ou petite fille) ; celle-ci était donc vraisemblablement âgée de moins de 15 ans. Puis le destin s’acharna à nouveau sur la famille Jost, puisque le 19 septembre de la même année, décéda un autre enfant, Jacques, qualifié de infans (enfant) et probablement âgé de moins de 10 ans. Pourtant aucune épidémie n’est signalée en Alsace cette année-là.

 

Nous ne savons pas combien de temps Hans Jost resta à Huttendorf car il n’y a aucune trace de lui jusqu’en 1737, date à laquelle il apparait au village voisin de Minversheim. Nous ne savons pas non plus quel a été son emploi à Huttendorf (les actes ne le mentionnent pas) même s’il est quand même probable qu’il y fut berger puisqu’il sera berger à Minversheim. Mais était-il berger communal ou berger à la solde d’un bourgeois de Haguenau ? Nous l’avons vu, les de Vorstadt avaient une terre à Ohlungen, juste à côté. D’autre part comme nous allons le voir, à Minversheim les Jost habiteront dans le quartier du village appelé « d’Vorstadt » ; cette famille devait donc y avoir un domaine. Or vers cette période Jean Frédéric Antoine Niedheimer et Armand Charles de Vorstadt décident d’établir une Bergerie à frais communs. Peut-être que celle-ci fut établie dans les environs ? A vérifier.[8] En 1732, Armand Charles succèdera d’ailleurs à son père comme Stettmeister de Haguenau. Les deux partenaires Niedheimer et de Vorstadt sont donc tous les deux Stettmeister. En tout cas, au service de la commune ou d’un domaine privé, la vie de berger à Huttendorf devait être comparable.

 

Les archives administratives de ce village gardent la trace de quelques frais payés au berger communal.[9] En 1718 le berger embauché reçoit une toise (environ 2m) de bois (« Clafter holtz ») pour 8ß et 9ß pour le mobilier et le poêle de la pièce principale de la maison du berger (« beschaffen und stubenoffen in dem hirtenhauß »). Il semble qu’un nouveau berger venait d’être embauché (Hans Jost ?). En 1719 il reçoit 2 toises de bois de rémunération pour 1R8ß (18ß) et 6ß de bonus (« Haftgeld »). En 1725, le gardien des vaches reçoit un bonus de 5ß. En 1726, le berger et le gardien des vaches reçoivent un bonus de 1R1ß1δ (11ß1δ) ; il semble bien qu’il y a donc plus d’un berger. Cette année-là les comptes font aussi mention entre autres de plusieurs frais de chaux (pour les façades), du salaire du forgeron pour son travail dans la maison communale (11ß) et pour le charpentier pour son travail à la boulangerie communale. En 1727, nouvelle mention du bonus du gardien de vaches (6ß) et du paiement d’embauche du berger (18ß). Il semble donc qu’un nouveau berger fut embauché cette année. En 1728, bonus du berger (8ß) et en 1729 paiement à l’embauche du berger (6ß). En 1730 par contre pas de mention de berger ou de gardien de vaches. Il semble donc que durant ces années il y eut quelques changement dans les positions de berger et gardien de vaches. On notera que tous les montants indiqués sont très faibles puisque la journée de travail était rémunérée environ 3ß. Le berger tenait l’essentiel de son salaire des particuliers qui le payaient en nature ou en espèce en fonction des bêtes gardées. On peut estimer son revenu annuel à quelques centaines de schillings (ou quelques dizaines de florins).

 

 

Etablissement à Minversheim

 

Hans Jost va finalement s’installer à Minversheim où on trouve sa trace à partir de 1737. Le 19 novembre de cette année-là, Hans Jost gardien de bétail (« pastor ovium ») à Minversheim conduisit à l’autel sa fille Marie qui épousait Mathias Michel-Hans de Wittersheim. Ce couple sera signalé plus tard à Hochstett où Mathias exercera la profession de berger. Les témoins du mariage sont Hans Jost, Caspar Michelhans habitant Niederschaeffolsheim, Andreas Singer habitant Ohlungen, et le jeune homme Antoine Michelhans habitant Bürgenwald [Birkenwald ?]. On note donc une relation à Ohlungen qui fournit un indice supplémentaire sur le passage possible de la famille dans cette commune avant son arrivée à Minversheim.

 

La raison de ce déménagement est inconnue mais il n’est pas impossible qu’une fois de plus Jean ait été forcé au départ par la crise, celle de 1735-36. En effet la grande humidité et les fortes pluies de l’été 1734 ont déclenché une épidémie de “fièvre miliaire”. La mortalité augmente et, combinée aux effets de la guerre de succession de Pologne (1733-1738), donne lieu à la plus grande inflation depuis la crise de 1718-19.[10] Le prix du sac de blé à Strasbourg repasse la barre des 60ß et la livre de pain remonte à 10δ en 1734 et 1735. Ceci correspond à 20% d’augmentation par rapport au prix de 1733 (8.6δ).

 

La famille restera à Minversheim jusque vers 1748-1749, c'est-à-dire entre 10 et 20 ans. Or, fait remarquable, cette présence relativement courte verra néanmoins son nom s’attacher à une ferme et en devenir le « Hofname ». En effet le livre sur l’histoire de Minversheim[11] qui répertorie tous les Hofname du village indique que le nom de la maison située au 2, rue du Faubourg est s’Joschde, qui vient assurément « du patronyme Jost ».[12] La maison actuelle date de 1906 mais elle a gardé le Hofname de la construction précédente. Quand on sait que les Hofname datent en général du milieu du XVIIIe siècle au XIXe siècle le fait que le passage des Jost dans les années 1730-40 ait été suffisant pour marquer la communauté est donc assez remarquable. Nous reviendrons sur les raisons de cette situation. Notons également que la rue du Faubourg tient son nom de la traduction française de s’Vorstadt, nom qui indique clairement que cette famille avait un domaine dans cette zone. D’ailleurs la même source indique que le Hofname du 3 rue du Faubourg est s’Rotjockel’s qui « vient du patronyme Rothjakob, intendant des biens de von Vorstadt » au XVIIIe siècle. Le registre des mariages de la paroisse de Minversheim relate que « le 21 janvier 1763 le très illustre et cultivé conseiller M. François, Georges, Louis Rothjakob, avocat du tribunal suprême de Metz, fils de Georges Rothjakob Syndic à Haguenau, épouse demoiselle très noble Marie Richarde de Vorstadt, fille du défunt très noble M. Théodore de Vorstadt, Seigneur à Ohlungen et Keffendorf. » La famille Rothjacob est une vieille famille bourgeoise de Haguenau mais le substitut syndic et greffier François George Rothjacob apparait dans les archives de Haguenau vers 1742-43.

 

Au XVIIIe siècle, le quartier de Vorstadt qui s’étend le long de la rue du Faubourg au nord-est du village vers Huttendorf comptait surtout des ouvriers, journaliers et artisans tel que des cordonniers, selliers, tailleurs, menuisiers, et tonneliers. Pas de ferme donc. Dans cette partie se trouvait aussi le Judebuckel situé sur une hauteur ou habitaient les quelques familles juives du village signe d’une présence commerciale à Minversheim. Quand aux agriculteurs propriétaires, ils habitaient à l’ouest et surtout au sud du village. La présence de Hans Jost à Minversheim est donc peut-être liée au domaine des Vorstadt pour laquelle notre famille a travaillé à Haguenau.

 


Rue du faubourg a Minversheim

rue du Faubourg - Minversheim



 

Les fonctions et les alliances de Hans Jost

 

Jusqu’à l’arrivée à Huttendorf, les bergers de la famille, on l’a vu, étaient surtout attachés aux grands domaines de la périphérie de Haguenau et leurs relations comprenaient bourgeois, commerçants et artisans de cette zone. A partir de son installation à Minversheim, la famille va se rapprocher des autres dynasties de bergers des environs et de la confrérie des bergers de Basse-Alsace qui encore quelques décennies auparavant représentait surtout la seigneurie de Hanau-Lichtenberg à prédominance protestante. Ce changement dans l’environnement de la famille est nul doute le résultat de la renaissance dans communautés villageoises après les crises du règne de Louis XIV. Pour la famille Jost, cette nouvelle tendance se voit surtout à travers les alliances contractées à l’occasion des mariages des enfants de Hans Jost. On n’a déjà mentionné le mariage de Maria Jost avec Mathias Michelhans qui deviendrait berger à Hochstett. Les autres alliances furent les suivantes :

 

 

En 1742,  Madeleine, unit sa destinée à celle de Philippe Heidmann, berger à Mommenheim.  Ce mariage est important pour la reconnaissance de Jean au sein de la confrérie des bergers. Quelques années plus tard, entre 1745 et 1747, le jeune couple ira s’installer à Willgottheim.

 

Le 8 janvier 1743, deux fils de Jean et de Marie Jost se marièrent le même jour :

 

      

- Laurent Jost épousa Marie Keller, fille de Thomas Keller, tisserand à Mommenheim qui habitait cette commune au moins depuis son mariage en 1716. Thomas Keller avait aussi des connaissances à Huttendorf, puisqu’en 1730 il fut témoin à un mariage dans ce village. Laurent s’installera comme berger à Minversheim avec son père.

   - Michel Jost devint l’époux de Marie Oberlin, fille de Michel Oberlin (ou Oberlé), berger à Hohatzenheim. Hans Jost établissait ainsi une troisième alliance avec une famille de bergers de la région. Pour sa part, la famille Oberlin comptait d’ailleurs plusieurs bergers dans le secteur de Hohatzenheim-Wingersheim. Michel ira s’installer comme berger à Truchtersheim. Il semble que son beau-père ou un beau- frère l’y ait rejoint, puisqu’un certain Michel Oberlin apparaît dans ce village dès 1744. Michel fera également un séjour à Haguenau dans les années 50 où naitra un de ses enfants.

 

Ainsi, en quelques années, Hans Jost s’est allié à trois familles de bergers de la région, de même qu’à celle d’un tisserand de Mommenheim. A cette époque, Mommenheim se développait comme carrefour commercial, grâce notamment à son moulin sur la rivière Zorn, datant de 1698 et agrandi dès 1743.[13]

 

 

Le salaire du berger

 

Lorsque le berger travaillait pour un grand domaine privé et que sa fonction s’apparentait à un gérant, on l’a vu, sa rémunération était probablement liée au revenu total du troupeau ce qui présentait l’avantage pour le propriétaire de stimuler le berger à obtenir le meilleur rendement de ses bêtes. Ce système, lorsque le troupeau était important permettait aussi au berger de toucher un revenu consistant même si dans ce cas, il y avait sans doute plus d’un berger. Du temps d’Hans le vieux on a estimé la rémunération du berger en charge de la gestion du troupeau du domaine à environ 140R (en supposant que le berger travaillait seul.) Hans le jeune travailla peut-être sur le même principe lorsqu’il était au service des grands bourgeois de Haguenau mais dès son retour à la campagne, il redevint sans doute salarié, payé par les paysans du village en fonction du nombre de bêtes à garder.

 

Nous n’avons pas d’estimation du salaire du berger pour le milieu du XVIIIe siècle mais dans le chapitre suivant nous verrons que deux générations plus tard, vers 1780, un vacher touchait  environ 60 à 65lb par an (120-130R) et un porcher environ 50lb (100R). D’autre part, vers 1740-1750, un valet de labour à Mulhouse touchait environ 40R par an et une servante 16 à 20R. Enfin, toujours à Mulhouse un journalier touchait environ 26δ par jour soit 2.2ß.[14] En extrapolant ces données, on peut estimer le salaire annuel de Hans Jost à Minversheim à 60-80R (30-40lbs). Le berger justifiait ce salaire deux fois plus important qu’un valet de labours par sa connaissance du parcours, c'est-à-dire des limites cadastrales à respecter tout en essayant de trouver les meilleures terres communes et par sa connaissance des animaux et des soins à leur apporter. D’autre part, grâce aux relations confrérie, le berger pouvait aussi obtenir le meilleur prix de la laine à vendre au marché de Pfaffenhoffen. Mais, malgré ces avantages, au milieu du XVIIIe siècle, le métier de berger semble avoir perdu beaucoup de son attrait et de son aura comparé à la génération précédente lorsque dans l’Alsace dévastée, les grands domaines autour de Haguenau avaient été les fers de lance de la relance économique d’après-guerre. C’est probablement pour cette raison qu’en 1745 la confrérie des bergers chercha à renouveler ses statuts et à revigorer ce métier ancestral.

 

 

 

La confrérie des bergers au XVIIIe siècle

 

La confrérie des bergers de Basse-Alsace, nous l’avons vu au chapitre précédent, était patronnée par le comte de Hanau Lichtenberg qui d’ailleurs contrôlait aussi sur ses terres, à Pfaffenhoffen, le marché de la laine. C’était donc les bergers de sa seigneurie qui de tous temps jouèrent le rôle principal au sein de la confrérie. Les archives de cette corporation[15] contiennent une série de documents datant de 1659 à 1769 mais les pièces maitresse sont les deux renouvellements des statuts de 1659 et 1745. Ceux de 1659, on l’a vu, sont paraphés par trois bergers de la seigneurie de Lichtenberg (Hoerdt près de Brumath, Menchohffen près d’Ingwiller et Pfaffenhoffen). Ils intervenaient dans un contexte de reconstruction de la province après les dévastations de la guerre de 30 ans. Les campagnes étaient alors désertées et le moteur de la relance dépendait des grandes villes comme Strasbourg et Haguenau où la population avait pu se réfugier. Il n’est donc pas étonnant qu’à cette époque ce sont les bergers des grandes agglomérations de la seigneurie qui paraphèrent le document. Le renouvellement de 1745 par contre semble toucher une zone plus vaste puisque 9 confrères paraphèrent le document, 5 était issus du comté de Lichtenberg, 3 de la décapole et un de la baronnie de Fleckenstein. Hans Jost était justement l’un des trois bergers délégués par la décapole en compagnie des frères Vogler bergers à Hochfelden et Kindwiller. La réunion eut lieu le 9 mars 1745 et fut présidée par le secrétaire seigneurial Félix de Fouquerolle au nom du comte de Hesse-Hanau-Lichtenberg. L’introduction de ce texte est la suivante :

 

« Devant nous Claude Felix de Fouquerolles sécrétaire du comté royal de Hesse-Hanau-Lichtenberg, des juridictions de  Bouxwiller, Pfaffenhoffen, de Ing- et Neuwiller, en tant que patron décrété de la confrérie des bergers de Pfaffenhoffen, sont apparus en personne Jean SCHNEIDER, le berger seigneurial d’Eckendorf, en tant que maître de la confrérie pour cette année, Caspar HORN, le berger de Utwiller, Theobald WALTHER le berger de Prinsheim, Abraham SCHNEPP et Jean-Jacques CREUTZ, tous les deux bergers à Obermothern, de la seigneurie royale locale de Hesse-Hanau-Lichtenberg, Hanns VOGLER le berger de Kindwiller, Jean-Jacques VOGLER le berger de Hochfelden et Hanns JOST le berger de Minversheim, de la Prévôté royale, et Jacques HIERONIMUS le berger de Zutzendorf, de la baronnie de Fleckenstein ou de la juridiction de la Chevalerie, et celui-là également comme maître de la confrérie des bergers de la gracieuse ville de Paffenhoffen, tous les précédents mais aussi bien pour soi, comme au demeurant leur confrères de la confrérie citée, ceux-là donnèrent unanimement à entendre en conséquence le renouvellement  de leurs articles qui dataient de l’année 1659…. »

 

 


Signature Hans Jost



Copie de la signature de Hans Jost sur le document de renouvellement des articles de la confrerie des bergers
(copie de 1746 de l'original de 1745)
"Hannss IHS Josten signum"






Importance de confrérie

 

La suite du préambule indique clairement la raison du renouvellement des articles de 1745 :

 

« …la confrérie s’égarant toujours davantage en dérives, de sorte que là où avant presque tous les bergers du district de Basse-Alsace étaient incorporés, à peine 40 à 50 se sont présentés »

 

Ainsi en 1745, de l’avis même des bergers la représentant, la confrérie est en déclin par rapport à une époque antérieure où tous les bergers de Basse-Alsace y adhéraient. Ce « avant » dont il est fait mention, n’est probablement pas l’époque du renouvellement précédent de 1659 lors duquel les bergers de la confrérie devaient être fort peu nombreux : la raréfaction des communautés villageoises et les antagonismes religieux hérités de la guerre de 30 ans devaient avoir affaibli sérieusement la confrérie comme d’ailleurs toutes les autres structures sociales de la province. L’âge d’or évoqué est sans doute l’époque d’avant la guerre de 30 ans lorsque l’Alsace était opulente et apaisée par rapport aux affaires religieuses, ainsi que dans une moindre mesure le début du XVIIIe siècle et plus particulièrement après la guerre de succession d’Espagne lorsque la province était en pleine expansion et que la population augmentait sensiblement surtout dans les campagnes.

 

            D’ailleurs à partir du XVIIIe siècle, les pouvoir locaux comme le magistrat de Haguenau et le comte de Lichtenberg diminuent largement au profit de l’intendant au service du roi de France. Les problèmes locaux tendent donc à devenir similaires entre les terres du comté et celles de la décapole qui n’est plus qu’une coquille vide. D’autres part, les différences religieuses exacerbées par la guerre de trente ans, elles aussi diminuent en ces temps de paix et de croissance démographique. Aussi, on assista probablement à un rapprochement entre les bergers de la décapole (catholiques) et ceux des terres seigneuriales (protestants). Le préambule montre d’ailleurs clairement le souci de fédérer au sein de la confrérie des représentants de toutes les composantes territoriales de la province, aussi bien des seigneuries que de la décapole. En retour, il n’est pas surprenant que ce même préambule mentionne explicitement la reconnaissance par la confrérie de l’autorité royale, autorité suprême au dessus des seigneuries : « [les bergers de la confrérie ont décidé de] renouveler, ratifier et homologuer ceci pas seulement par une autorité seigneuriale supérieure et très gracieuse, mais aussi par le Conseil royal souverain de Colmar, et de l’élever comme leur suzerain prescrit, devenant rogatoire, de s’y tenir désormais et d’approuver les articles donnés de la confrérie. »

 

Pour la famille Jost qui pratique le métier de berger depuis environ 1686, c’est surtout à partir des années 1720-1730 qu’on note clairement un rapprochement avec les autres familles de bergers. C’est sans doute un signe de resserrement des liens de la confrérie à cette époque. En 1745, soit 20 ans plus tard, Hans le jeune devait déjà faire figure d’ancien au sein de la corporation et donc naturellement désigné comme l’un des signataires du document de renouvellement.

 

 

Rassemblement annuel

 

« PREMIEREMENT dorénavant comme dans les temps anciens, la convention de la confrérie doit se tenir dans la petite ville de Pfaffenhofen, comme le lieu approprié le jour suivant la saint Michel, dans l’auberge indiquée, où tous les confrères doivent se rendre tôt le matin à 7h, … »

 

« Les temps anciens » font sans aucun doute référence au Moyen Age, en tous cas bien avant 1659 et avant la guerre de Trente ans. La tournure de la phrase signale aussi qu’à l’époque du rassemblement de 1745 la réunion de la confrérie ne se tenait plus à Pfaffenhoffen. Or, les archives de la corporation contiennent un acte de 1742 qui décide du transfert de l’auberge de la confrérie de Pfaffenhoffen à Bouxwiller. L’acte de 1745 rétablit donc le lieu de rassemblement ancestral à Pfaffenhoffen. Nous savons d’autre part que l’auberge en question est la Charrue, au 18 rue du Docteur Albert Schweitzer à Pfaffenhoffen. Le bâtiment fortement remanié daterait de la 2e moitié du XVIIe siècle. On apprend aussi que le rassemblement se tenait à la Saint-Michel (29 septembre), saint qui est donc comme pour la confrérie de Haute Alsace aussi le patron des bergers de Basse-Alsace. « Si la Saint-Michel tombe un jeudi, vendredi ou samedi, alors le jour de la réunion se tiendra au lundi suivant et le dîner de cette occasion aussi le même jour. »

 

La suite de l’article 1er, fixe précisément le déroulement du rassemblement :

 

« après le rassemblement [à l’auberge] ils sont tous imposés de 7 schillings et 6 pfennigs et vont de là en procession ordonnée, d’une blancheur silencieuse et respectueuse à l’église, où ils écouteront la parole de Dieu, du début à la fin, dévots comme il se doit pour des Chrétiens, et de la même manière qu’il advint jusque là, ils vont en blanc et en ordre jusqu’au au sacrifice, après quoi en procession régulière et uniforme ils reviennent sur la Place [du marché, devant l’église ?] où le mouton des fils et domestiques des jeunes bergers et des bas fournis par les jeunes filles sont choisis (pour créer un revenu de la guilde dont les deux parts du maitre de la confrérie), ensuite à la fin du tour dans le même ordre on va à l’auberge réservée, dans la même où on assiste à la lecture des articles de la confrérie, après quoi chaque membre devra verser le montant de sa contribution aux maîtres dans la cagnotte, mais il sera approprié que l'un ou l'autre de ces frères, dans le besoin, ou pour un autre empêchement important, qui ne pourrait pas comparaitre en personne le jour de la réunion, dans ce cas ceux-là qui ont un empêchement, tributaires de l’obligation aux maitres, annoncent et payent par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre, sept schillings et six pfennig par contribution. »

 

La journée se finit par un grand repas organisé par la confrérie :

 

« DEUXIEMEMENT le dîner en question doit être commandé 14 jours avant la réunion par l’intermédiaire des maîtres respectifs auprès d’un aubergiste arbitraire, où les membres actifs seront régalés le jour de la confrérie, mais aucun des membres ne sera autorisé, ce jour-là, à se nourrir dans une autre auberge que celle où le repas est prévu, sous peine d’une amende de 10 schillings. »

 


Auberge la Charrue



Ancienne auberge "A la Charrue", probablement construite au 17e siècle, après la guerre de Trente ans, malheureusement dénaturée par plusieurs modernisations : rez-de-chaussée refait, pan de bois remanié, fenêtres agrandies avec réduction d'allèges et suppression de croix-de-Saint-André. Cette auberge fut le siège des assemblées annuelles de la Confrérie des bergers de Basse-Alsace, après 1651 jusqu'à la Révolution ; au 18e siècle la confrérie regroupait les bergers de près de 200 communes. Au Moyen Age déjà, Pfaffenhoffen était l'un des centres importants du commerce de la laine et de la fabrication textile.



 

Enjeu principal du renouvellement de 1745

 

La décision des bergers de renouveler leurs statuts intervint, on l’a dit, dans un contexte de déclin de la confrérie. Seuls 40 à 50 bergers sont présents au rendez-vous sur les 188 villages normalement représentés à la confrérie dont 99 appartiennent à la seigneurie de Lichtenberg.[16] D’après le préambule du document, cet état de fait provient « des dérives » de la confrérie, notamment en matière de punitions qui « furent appliquées trop modérément », du fait aussi de l’impossibilité d’appliquer ces punitions en dehors de la juridiction de la confrérie. Enfin ils blâmaient « les guerres d’antant » qui empêchaient la confrérie de jouir de toute l’attention dont elle avait besoin. Le présent renouvellement avait donc pour but de réglementer plus strictement les entrées et les sorties des adhésions ainsi que de juger plus sévèrement les délits. Il était aussi important de faire comprendre à tous les confrères de l’importance pour chacun de favoriser les autres confrères et d’encourager les fils à choisir le métier de berger.

 

Frais d’adhésion 

 

« QUATRIEMEMENT un berger qui désire adhérer à cette confrérie, celui-là lorsqu’il devient un maitre appartenant à la confrérie, doit donner au début et chaque année suivante un schilling à la cagnotte et l’y déposer dans cette mesure.

 

CINQUIEMEMENT si dans cette confrérie le fils d’un Maître membre voulait devenir maître berger, celui là doit payer toute de suite après son admission 1 florin 5 schilling à la caisse des maîtres, fournir aussi encore la coupe du maître remplie avec du vin. Mais un berger ou fils de berger qui bien que membre ailleurs mais pas ici, doit aussi payer pour la charge de la coupe du maitre à son inscription 5 florins à la caisse des maîtres. 

 

SIXIEMMEMENT un paysan ou autre personne dont le métier et les revenus ne sont pas ceux d’un berger, et qui veut devenir berger, celui-là doit payer 10 florins à la caisse des maîtres pour la charge de la coupe du maitre à son inscription. »

 

Démission

 

« SEPTIEMEMENT si l’un des confrères choisit de quitter la confrérie, dont il a été membre, il doit acquitter 2 florins pour la charge de la coupe de maitre, pour qu’il puisse quitter la confrérie, et ainsi être rayé de tous les ordres édictés; toutefois ces noms ne seront pas supprimés de la confrérie, mais resteront incorporés de même ici. »

 

« HUITIEMEMENT aucun berger ne se permettra de renvoyer un autre berger de son service, avant que ce dernier ne soit convenablement averti par une annonce ; qu’il acquitte l’une ou l’autre partie, il doit aussi tout de suite, devant la renonciation ci-dessus, ne pas tronquer ou diminuer la rémunération, sous peine d’une amende de 10 florins, et pas moins, il ne doit pas non plus lui être permis, ni avant ni après la renonciation de garder pour lui moins de moutons qu’il a été octroyé au berger de la commune, sous peine d’une contravention de 10 florins sans faute et sans délai. »

 

Priorité à la confrérie

 

1-      Pour le travail de berger

 

« DIXIEMEMEMT aucun maître membre ne peut prendre un non-membre comme assistant pour la tonte, sous peine d’un florin d’amende à chaque fois qu’il le fait.

 

ONZIEMEMENT aucun maître membre n’est autorisé à faire tondre un mouton auprès d’un marchand qui a une bergerie ou d’un juif pour moins de 4 deniers sous peine d’une amende d’un florin 5 schillings

 

DOUZIEMEMENT lorsqu’un maître embauche un valet, le valet et le maître doivent avoir 14 jours d’essai, durant lesquels, l’un puisse se réfuter auprès de l’autre, mais qu’après l’expiration des 14 jours, le parti se réfutant devra payer deux florins, comme pas moins qu’un maître à un autre de ses domestiques, valet ou domestique, avant ce temps, où ils se sont engagés auprès du maitre, qu’il cherchait à s’en défaire, le même doit immédiatement avancer à la confrérie deux florins d’amende. »

 

2-      Pour la vente de la laine

 

QUINZIEMEMENT lorsqu’un berger non membre ou autre marchand vend de la laine aux marchés de Pfaffenhoffen, de chacun de ces points de vente de laine, en considération que les marchés de laine de la confrérie ont été érigés pour moitié à Pfaffenhoffen, la confrérie y prélèvera un florin.

 

3-      Ecarissage

 

SEIZIEMEMENT comme dans les temps anciens, les moutons morts ne doivent pas être équarris par un équarrisseur mais par un berger, sous peine que les équarisseurs ou le parti qui s’en est chargé aient à payer une amende de 4 florins à la confrérie.

 

 

Délits et comportements proscrits

 

1-      Ivresse :

 

« NEUVIEMEMENT si un berger employé par une commune, s’engage [s’endette] pour plus de deux florins en valeur ou monnaie pour acheter du vin, celui-là doit être sanctionné de six florins d’amende à la confrérie. »

 

2-      Bagarres et insultes :

 

« TREIZIEMEMENT le maître ou valet qui provoque une querelle, une discorde ou une bagarre lors du jour de rassemblement de la confrérie, ou encore s’il jure inutilement, par les saints sacrements de Dieu, par le ciel, la Terre ou des choses pareilles, celui là devra trois florins en qualité de la chose, mais celui qui le même jour se bat ou frappe, celui-là devra débourser environ six florins d’amende après l’établissement de son crime. »

 

3-      Vol :

 

QUATORZIEMEMENT, un berger qui met la main sur un mouton en le volant, ou s’il vient à se trouver dans son troupeau, qu’il le garde en secret par colère ou par malice, et qu’il ne le laisse pas rentrer dans son lieu d’appartenance, celui doit payer six florin d’amende à la confrérie sans compter la perception supplémentaire de la seigneurie.

 

Encouragement des vocations

 

« DIXSEPTIEMEMENT il considéré comme souhaitable que les confrères s’engagent dans la confrérie, bien que qu’il soit permis à leurs fils d’apprendre un métier manuel honorable, et à leur filles de se marier avec de telles personnes, ce qui est inséré ici comme un article séparé. »

 

Présence à la réunion annuelle

 

« VINGTIEMEMENT alors que depuis les temps anciens, tous les bergers alsaciens de tous les villages et seigneuries des arrondissements de Basse Alsace avaient leur réunion annuelle de confrérie à l’endroit désigné de Pfaffenhoffen, ceux qui sont domiciliés dans d’autres seigneuries, au moins en partie incorporées à la confrérie, ou qui y sont incorporés bien que [le fait ne soit] pas encore publié, ainsi ceux-là doivent où c’est possible adhérer à la confrérie, et ceux qui ont été incorporés doivent venir au jour de fête de la confrérie, sous peine de se voir infliger une amende, au cours duquel rassemblement toutes les erreurs et problèmes de cette confrérie seront arbitrés par les confrères, mais pas devant le tribunal ou la justice, mais plutôt devant le maitre des confrères et comme sa composition finale doit être, ainsi il se composera et arbitrera. »

 

 


L'amélioration de la situation sociale de la famille Jost


Tandis que Hans et Maria Jost avançaient en âge, leur famille commençait à bénéficier d’une réelle reconnaissance au sein de la communauté villageoise. Il est vraisemblable que Jean et ses fils aient profité du nouvel élan insufflé par la confrérie pour consolider les alliances matrimoniales fraîchement constituées. Ainsi, en 1745, lors de la rédaction de l’acte de sépulture de son épouse Maria Bur, Hans renforça ses liens avec Philippe Heidmann, habitant toujours à Mommenheim, en le choisissant comme témoin à la place de ses fils. La même année, Catherine Jost, le dernier enfant célibataire de Hans, fut choisie comme marraine du nouveau-né du tisserand Jean Wolf de Minversheim. Ceci était une première pour la famille. L’acte de baptême est tout à fait explicite puisqu’il cite la marraine Catherine Jost, fille de Hans Jost.  En 1746, Catherine Jost se mariera à son tour. Elle épousera à Minversheim Antoine Stahlé de Haguenau. La profession du jeune marié n’est pas connue, mais son origine indique que la famille avait gardé des contacts en ville.

 

 

La signature de Hans Jost

 

S’agissant de l’école rurale au XVIIIe siècle, on ne peut que se reporter au remarquable travail de l’historien Jean-Michel Boehler, selon qui l’école de campagne était un instrument d’éducation religieuse et morale, sans remplir efficacement la mission d’éducation populaire que nous lui reconnaissons aujourd’hui.[17] La communauté villageoise embauchait un maître d’école placé sous l’autorité du curé de la paroisse. Les enfants ne fréquentaient les bancs scolaires que durant les mois d’hiver afin de pouvoir participer aux travaux des champs pendant le reste de l’année, ... et sur les bancs de l’école, on trouvait plus de garçons que de filles. Il était souhaitable que ce soit l’homme qui ait quelques rudiments d’instruction.[18]

 

Le signature des personnes au pied des actes officiels est un élément intéressant pour déterminer leur niveau d’instruction ;  Jean-Michel Boehler a analysé que la signature était le reflet du statut social. Les plus instruits des villageois signaient de leur nom, souvent d’ailleurs d’une main hésitante et peu experte. Les autres signaient d’une croix, d’un cercle ou quelques fois, pour les plus créatifs, d’un signe plus personnel qui pouvait être en rapport avec la profession de l’intéressé (des ciseaux pour un tailleur) ou la religion ; dans ce dernier cas, on peut penser que la personne choisissait un signe rappelant une image vue dans l’église ou sur un monument.

 

Parmi les signes personnels observés lors des présentes recherches, on peut relever ceux de Thomas Keller, beau-père de Laurent Jost, et de Hans Jost lui-même ; ils sont parmi les plus créatifs à travers leur complexité. Il n’a pas été possible d’élucider la signification du signe de Thomas Keller, qui semble articulé autour de la lettre H et pourrait être d’ordre religieux ou lié à sa profession. Toujours est-il qu’il apparaît déjà en 1730 sur l’acte signé à Huttendorf.[19]

 

En revanche, le signe de Hans Jost a une origine plus claire, puisqu’il dérive du monogramme religieux IHS ; ce monogramme, très répandu au XVIIIe, symbolise le nom de Jésus-Christ.[20] Il est en général accompagné d’une croix sur le H, et d’un cœur transpercé de trois clous sous le H. Ce monogramme est présent par exemple sur une pierre tombale de Minversheim datant de 1763. Le cœur et les clous y sont simplifiés en un cercle rétréci à la base transpercé d’un seul clou sur la droite. Lorsque Hans Jost signe IHS, il marque bien la croix sur la lettre H,  mais en dessous, à la place du coeur et des clous traditionnels, il inscrit ce qui ressemble à un n ou un n inversé, c'est-à-dire « un pont » transpercé d’une barre, clairement inspiré d’un motif similaire à celui de la pierre tombale de Minversheim. Cette façon de signer n’est toutefois pas stable. Sur les cinq signatures examinées, chacune est légèrement différente des autres, même les deux signatures du 8 janvier 1743, écrites à quelques heures d’intervalle, sont différentes l’une de l’autre. Le S est parfois à l’endroit, parfois à l’envers, le n aussi, quand il n’est pas tout simplement oublié.

 

Quelque soit ces différences, il est probable que Hans Jost ait eu l’idée de copier ce signe religieux qu’il a effectivement vu soit à l’église, sur une croix de cimetière, ou plus vraisemblablement sur une croix des champs (Feldkreuz)[21] que son métier de berger lui permettait d’observer et de vénérer. Sur le ban de Minversheim, on dénombre encore aujourd’hui plusieurs croix du XVIIIe siècle. Par ailleurs, dans le cimetière de Huttendorf, on trouve le monogramme sur trois ou quatre anciennes croix de cette époque.[22]

 



5 signatures de Hans Jost

Les 5 signatures de Jean Jost entre 1726 et 1745 comparées au monogramme gravé sur une pierre tombale de Minversheim de 1763






 

Faits divers durant la décennie à Minversheim

 

  • La mort de la vagabonde

 

Le 28 janvier 1743, en plein hiver, exactement vingt jours après le mariage de ses deux fils, Hans Jost apparaît comme témoin lors de la rédaction d’un acte d’inhumation. C’est la seule fois, semble-t-il, qu’il ait été appelé à être témoin. Ce jour là, on a porté en terre une certaine Anne Catherine, qualifiée de fille naturelle et vagabonde. En plus du curé, rédacteur de l’acte,  sont mentionnés deux autres témoins, à savoir Lambert Krauss qui signe de ses initiales, et Nicolas Zothner qui signe de son nom. Pour signer, Hans Jost utilise son monogramme habituel.

 

On peut se demander pourquoi l’humble berger du village a été appelé à témoigner de ce décès, d’autant plus qu’il est inhabituel que trois témoins signent un acte de sépulture. En général, la présence de deux témoins est requise, parfois seulement celle d’un seul. La présence de Hans peut vouloir dire que le berger connaissait Anne Catherine,  ou même qu’il l’a découverte, probablement morte de froid. En parcourant les champs et les pâturages avec son troupeau, il a pu rencontrer la vagabonde dans ses pérégrinations. Il est possible qu’après avoir découvert le corps de la défunte, il l’ait signalé à Lambert Krauss et Nicolas Zothner, ce qui expliquerait la présence des trois hommes à l’enterrement.

 

 

  • Le passage des Pandours

 

Politiquement, les années 1740 sont marquées par la guerre de succession d’Autriche (1740-1748).[23] En 1744, l’Alsace du Nord et le Kochersberg ont été envahis par l’armée autrichienne et soumis au pillage mené par ses soldats irréguliers, des mercenaires placés sous les ordres du colonel Trenck ; ces hordes ont reçu le sobriquet de Pandours à cause de leur origine balkanique.

 

Le souvenir des exactions des Pandours est resté gravé dans la mémoire collective de la région. On connaît l’affaire du palefrenier du château de Mittelhausen et la malédiction du Pandour. Leur présence est attestée à Hohatzenheim où ils occasionnent des dégâts, à Wingersheim où l’armée autrichienne campa quelques jours et à Huttendorf où, au mois d’août, un soldat autrichien trouva la mort, sans doute lors d’une escarmouche. Minversheim, Le village de Hans Jost, n’a pu rester à l’écart des rapines habituelles de la soldatesque. Même à Stutzheim, le plan cadastral conserve toujours un lieu-dit Panduren-Platz, perpétué sur une plaque de rue.

 

 

La fin d’une génération

 

La guerre de succession d’Autriche, comme la plupart des guerres, est accompagnée d’une crise économique. Celle-ci s’avère plus longue que celle de 1735-36. Durant les années 1742-44 la malpropreté, l’entassement domiciliaire et le passage des réfugiés provoquent des épidémies de grippe et de typhus qui entraînent une inflation larvée. La crise des prix dure presque toute la décennie.[24] Le prix du sac de blé oscille au dessus de 60ß et la livre de pain se vend au-delà de 10δ. Maria Bür meurt en janvier 1745, peut-être victime de l’une de ces épidémies. Hans vit toujours avec son fils Laurent et sa famille à Minversheim. Finalement, Hans meurt à son tour à Minversheim le 10 mars 1748. Ses deux fils Laurent et Michel sont témoins. Ils devaient avoir environ 55-60 ans.

 

Peu après Laurent quittera le village. La situation de la famille s’est sans doute dégradée avec la situation économique et Laurent se préparait probablement à partir depuis un certain temps. La mort de son père aura donné le signal du départ. Ainsi s’éteignait une nouvelle génération des Jost, alors qu’une autre prenait la relève.

 

 

 

parcours de Hans Jost

Itineraire de Hans Jost entre 1715 et 1748


 



[1] Registres de Haguenau : Marie Catherine Jost épouse le nommé Pierre Schaff, berger, le 28 Mai 1711. Le couple s’installe à Schweighouse. Son fils Joseph né le 12 Juin 1717 s'est vu donné comme parrain un nommé Henri Haas de Kaltenhouse.

[2] Merci à Guy Loll pour cette information.

[3] Association Nazairienne de Généalogie. http://angeneasn.free.fr/epidemies.htm

[4] (car Laurent Jost est probablement né vers 1720 et son baptême ne figure pas dans les registres de Haguenau)

[5] Météo Climato et photo en Alsace Moselle CLI.M.A. www.clima.fr

[6] Le journalier touchait alors 2 à 3ß pour une journée de travail soit 30δ.

[7] Il est possible que Maria et Maria Barbara sont en fait la même personne. Maria Barbara n’apparait plus après sa naissance et Maria se marie en 1737 ce qui signifie qu’elle est née avant 1717.

[8] Archives de la ville de Haguenau – Affaires particulières. JJ115 [1720-1736]

[9] Comptes communaux de Huttendorf 1E3.74-3

[10] “Histoire de l’Alsace”, Privat p310

[11] « Minversheim fier de son passé, tourné vers l'avenir », auteurs divers, Editions Coprur, 1990.

[12] Idem.

[13] Marcel ANTONI et Monique CARLE, Le moulin de Mommenheim dans la revue Kocherschbari n° 39, été 1999, pp 30-37

[14] D’après l’étude de Charles Auguste Hanauer : « Études économique sur l'Alsace ancienne et moderne: Denrées et salaires ». Valeurs exprimées en monnaie de Strasbourg. La livre de Mulhouse (qui était celle de Bâle) valait en fait 1/3 de la livre de Strasbourg. Rappelons d’autre part que 1lb = 2R = 20ß = 240δ

[15] ABR cote 17J54. Il y a aussi un article et une retranscription du renouvellement de 1745 dans le livre de Wolfgang Jacobeit « Schafhaltung und Schäfer in Zentraleuropa bis zum beginn des 20. Jahrhunderts »

[16] D’après l’article de Wolfgang Cacobeit qui cite l’article de Lentz sur les actes de la confrérie de 1763 : Lenz : « Die Pfaffenhofer Schäferzunft »

[17] Jean-Michel BOEHLER, La paysannerie de la plaine d’Alsace, 1648-1789, Presses universitaires de Strasbourg, 1994, pp. 1839 et suivantes.

[18] idem

[19] On peut également interpréter le signe de Thomas Keller dans l’optique du IHS, parfois abrégé sous la forme de la lettre H (la branche de droite se terminant éventuellement en croix). Ainsi, on retrouve dans le signe de Thomas la lettre H et la croix. Les trois barres verticales sous la lettre H peuvent alors évoquer les trois clous de la crucifixion.

[20] Monogramme du Christ. A partir du IIIe siècle, le nom grec du Sauveur est quelquefois abrégé, surtout dans les inscriptions chrétiennes. Ainsi Jésus-Christ devient IH (iota-êta) pour Jesus et XP (chi-rho) pour Christus. Au siècle suivant, le sigle grec XP (chi-rho) n’est plus seulement une abréviation mais devient aussi un symbole. D’autres abréviations pour Iesous Christos sont alors utilisées comme IC et XC, ou IHS et XPS. Ces monogrammes grecs continuent d’être utilisés en latin au Moyen Age, bien que leur signification ait été oubliée. (Ainsi certains ont traduit incorrectement IHS par la formule Iesus Hominum Salvator). Vers la fin du Moyen Age, IHS devient le symbole du Christ. Quelquefois le H est surmonté d’une croix et en dessous s’inscrit un cœur avec les trois clous de la crucifixion. Ce monogramme devint le symbole de St. Vincent Ferrer (mort en 1419), de St. Bernard de Sienne (mort en 1444) et de la Compagnie de Jésus de St. Ignace de Loyola (1541).

[21] Voir l’enquête de Roger ENGEL dans Pays d’Alsace, BSHASE, n° 86-87, 1974.

[22] Plus au nord, à Morschwiller, une seule croix porte le monogramme ; en revanche on ne peut en recenser aucune à l’est de cette zone (Hochstett, Uhlwiller, Dauendorf). La consultation de l’ouvrage Le Patrimoine des Communes du Bas-Rhin* permet d’en déceler dans d’autres villages où ce monogramme est représenté, notamment à Ettendorf sur une façade de 1730 et à Lixhausen sur une croix de chemin à niche de 1732. La notice sur Lixhausen mentionne deux autres croix à niche.

[23] Cette guerre opposa la France à l’Autriche. Après la défaite de Dettingen en juin 1743, l’armée française est sur la défensive et en 1744, l’ambition du prince Charles de Lorraine, qui est à la tête de 70.000 soldats impériaux, le pousse à envisager une campagne au delà du Rhin, dans la fertile plaine d’Alsace. Ainsi en juin, il passe le Rhin à auteur de Lauterbourg dont il se saisit avant de se diriger vers le sud. L’armée de Joigny postée à Wissembourg longe le Rhin et s’établit à Haguenau. Le prince Charles contourne alors l’armée française et se saisit de Saverne, ce qui force les Français à se replier sur Strasbourg pour ne pas être coupés du ravitaillement et du gros de l’armée arrivant de Lorraine. Les Autrichiens prennent alors Haguenau. Durant plusieurs semaines l’Alsace du nord et le Kochersberg en particulier seront soumis au pillage des mercenaires autrichiens du colonel Trenck, appelés Pandours à cause de leur origine balkanique. Lorsque l’armée de Louis XV entre enfin en Alsace, Charles sonne la retraite ne laissant comme arrière-garde que quelques milliers de Pandours qui s’occuperont principalement à écumer la région. La région ne sera définitivement libérée qu’en septembre. Quelques mois plus tard, Louis XV visite Strasbourg. Pour fêter sa venue et pour faire oublier la faiblesse passagère de son armée, il offre à la population des festivités somptueuses. Strasbourg sera pendant quelques jours le centre du royaume de France.

[24] “Histoire de l’Alsace”, Privat p310-11


Albert Jansz Rastender

Albert Jansz. Klomp - Landschaft Mit Hirte Und Weidetieren XVIIe siecle


































Joseph
                Roos

Joseph Roos - Berger avec betail
XVIIIe siecle
















































































































































































































































































































































































































































































































































Confrerie des bergers

Page du renouvellement des articles de la confrérie des Berger en 1745
copie de 1746


































Thomas
                Keller et Hans Jost






































Pendours

Pendours croates vers 1742